REFLEXIONS AUTOUR DU DON ET DU TROC
Comme déjà fait, je viens ici vous proposer une petite réflexion. A l'instar des autres fois, ce sont des évènements récents, des échanges et discussions passionnés qui l'ont nourrie. Comme toute réflexion, elle n'est bien sûr pas définitive. Elle devrait continuer à s'affiner par d'autres discussions, ou par les commentaires qui seront peut-être laissés sur ce blog. A très bientôt pour continuer à nous "prendre la tête", comme il est dit plus bas !
Comme toute innovation sociale, le « Coin du Trocoeur » mérite d’être regardé avec un regard distancié. Pour ne pas se laisser griser par ses réussites et toujours « remettre l’ouvrage sur le métier ». Pour envisager une éventuelle démultiplication. Pour nous enrichir du fonctionnement de tout groupe humain…
Un des principes de départ était de ne demander aucune information au trocoeur. De rester dans l’ignorance quant à leur niveau de ressources et de besoins. D’abord, parce que nous ne voulions pas être suspectés d’intrusion. Mais surtout parce que nous tenions à ce que le « Coin du Trocoeur » soit un lieu de rencontres entre toutes sortes de gens, de toutes origines et catégories sociales. Que la venue en ce lieu n’engendre aucune stigmatisation. Que chacun puisse y garder sa dignité.
Il apparaît maintenant un autre avantage, notable, à ne pas opérer de distinction entre les trocoeurs. A n’en favoriser aucun. Et, par conséquent, à exclure tout don, toute aumône, au bénéfice de quelques uns. Car ceci évite de se poser la question de leur pertinence : « Quoi donner et à qui ? ». Pour ne pas avoir à arbitrer entre des points de vue forcément personnels : « Pourquoi à lui (elle) ? ». « C’est pas juste ! ». « Elle (il) en a plus (ou moins) besoin que lui (elle). « Et en plus pour ce qu’elle (il) en fait… ».
On s’aperçoit en effet maintenant que notre intuition de départ (« tout le monde possède quelque chose qui peut intéresser d’autres ») permet d’éviter ce genre de débat sans fin, ces espèces de confrontations stériles. Quand un trocoeur échange ses points, qu’il a acquis par des apports forcément corrects - puisqu’il a des points ! -, contre des objets, pour un nombre équivalent de points, peu de place est laissée au jugement.
Le trocoeur a des points ; il prend ce qu’il veut avec ses points ; il fait ce qu’il veut de ce qu’il a pris. Personne n’a rien à dire. Pas d’opinion à délivrer, de jugement à porter. La liberté qui lui est laissée n’altère en rien, me semble-t-il, les valeurs de justice et de solidarité qui nous rassemblent. Quand l’origine des points ici, de l’argent ailleurs, est transparente et saine, pourquoi donc chercher à se prononcer sur leur utilisation si elle s’effectue dans le respect des choses, des règles et des personnes ?
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« Troquer » au lieu de « donner ». Certes ! Mais on ne peut faire une généralité de cet axiome. Alors, pour creuser plus loin cette question du « don », il me paraît essentiel de différencier l’individu de la structure, « groupement organisé d‘individus ».
Quand celle-ci reçoit, les donateurs lui font confiance pour répartir au mieux leurs contributions, selon des valeurs qu’ils partagent. Ainsi, AIMA n’intervient pas auprès de nos partenaires lettons dans les règles et les modalités de distribution des matériels acheminés vers eux par les camions humanitaires. Ainsi, tous ceux qui donnent, associations et particuliers, au « Coin du Trocoeur » nous font confiance pour répartir au mieux leurs offrandes. Evidemment, ils ne souhaitent ni n’envisagent qu’elles soient détournées, que la structure et ses finalités s‘effacent au profit de l‘individu et de ses intérêts particuliers.
La frontière est ténue, souvent difficilement repérable, entre les finalités d‘une structure qui, in fine, sert des individus et la satisfaction directe de ces mêmes personnes. Il ne s’agit pas de couper les cheveux en quatre, mais, tout simplement, de s’interroger régulièrement sur les actions solidaires entreprises et sur les manières dont-elles sont menées. Pour qu’elles puissent perdurer sans ambiguïté ni suspicion.
Dans des sociétés où les collectifs et les fonctions régulatrices des Pouvoirs Publics s’affaiblissent, souvent au bénéfice d’intérêts particuliers, ces réflexions, forcément partagées, naguère utiles, deviennent indispensables. On n’a donc pas fini de « remettre l’ouvrage sur le métier ». Mais peut-on tenter de corriger, un tant soit peu, des dysfonctionnements sociaux sans accepter de se « prendre la tête » ?